SNA, enjeux socio-écologiques

Publié le
25 juin 2025
― Durée de lecture
26 minutes
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Le système nerveux, les états de survie et la co- régulation face aux enjeux socio-écologiques. Le nerf de la guerre ? Ou celui de la paix ?

Par Florence-Marie Jégoux, psychopraticienne en intelligence relationnelle, facilitatrice et formatrice du travail qui relie, représentante du RAFUE, Réseau des professionnels de l'Accompagnement Face à l'Urgence Écologique. Juin 2025. 

Introduction : l'intelligence relationnelle


L'intelligence relationnelle est une méthode de thérapie des psycho traumas, créée par le médecin neurologue et psychothérapeute François Le Doze. Cette méthode est basée sur :
- l'IFS : le système familial intérieur, méthode conceptualisée par Richard Schwartz, qui prend en compte les différentes parts de soi qui s'activent lors de situations qui touchent à nos besoins: parts protectrices, parts blessées.
- le système nerveux autonome, avec ses différentes branches décrites par Stephen Porges, dans la théorie polyvagale. Notre neuroception détecte sécurité ou danger.
- l'attachement, nécessaire à la survie des enfants, qui peut être sécure ou insécure (anxieux- ambivalent, évitant ou désorganisé). Cette méthode de thérapie est extrêmement intéressante et efficace, en particulier dans le cadre des traumas complexes : qui ont lieu de manière répétée, sur une longue durée, souvent les traumas d'enfance. Dans cet article, nous allons approfondir les liens entre système nerveux et enjeux socio-écologiques. L'intention est d'aider à mieux comprendre nos réactions humaines face à l’état du monde, pour améliorer l’efficacité de nos stratégies : stratégies pour faire face à cet état du monde (coping), et stratégies d’accompagnement.

Les trois états du système nerveux, les quatre réponses de survie

Mise en garde : pour des raisons pédagogiques et pratiques, le modèle de la théorie polyvagale est ici très simplifié. Pour saisir la complexité de cette approche, il est important de s’y former.
Le système nerveux autonome nous fait vivre trois états différents et quatre réponses de survie, selon les branches du système nerveux qui sont déclenchées dans les situations que l’on vit :

  • système nerveux vagal ventral : c'est la branche ventrale du système parasympathique. C'est le domaine des liens, de la reliance, quand notre système nerveux détecte de la sécurité : je me sens bien, je me sens à l'aise avec les personnes autour de moi, mon système nerveux ne détecte pas de danger.
  • le système nerveux sympathique : la branche "sympathique" de notre système nerveux autonome détecte le danger. Le niveau d'énergie dans notre corps devient plus important pour le préparer à deux réponses de survie
    - le mode attaque, Fight : notre système nerveux se prépare à répondre à la situation en mode attaque lorsque c'est possible. Ex : au parc j'entends mon enfant hurler, mon corps réagit au quart de tour, je cours vers lui pour le défendre, prête à attaquer si besoin
     - le mode fuite, Flight : lorsque le mode attaque n'est pas possible, le mode fuite peut s'activer. Ex : mon chef me fait un reproche devant d'autres personnes, je me sens nerveuse, tendue, j'ai envie de courir au loin.

    Le fonctionnement avec le système sympathique n’est pas problématique en soi, il est utile dans de nombreux moments du quotidien, mais il devient problématique lorsqu’il est dérégulé, et qu’il n’est plus en phase avec la réalité présente. 

  •  le système nerveux vagal dorsal : la branche dorsale du système nerveux parasympathique s'active lorsque nous percevons un danger de mort, qu'il soit réel ou pas. Après un passage dans une phase de tension tonique, notre niveau d'énergie s'effondre, et peuvent se mettre en place deux réponses de survie :
        - la sidération, Freeze : c'est un état de figement, le corps est figé, le cerveau embrumé n'arrive plus à réfléchir, nous sommes comme un lapin devant les phares d'une voiture : incapables de réagir. Ex : un de mes collègues me dit une vacherie, je suis incapable de réagir, mon cerveau est comme figé, et ce n'est que quelques heures plus tard que je m'énerve et que je me dis que j'aurais dû lui répondre que c'était n'importe quoi, qu'il ne connaît rien dans ce domaine, etc... C'est aussi souvent ce genre de réaction qui a lieu lors d'agressions sexuelles ou sexistes.
        - la soumission ou une attitude de servilité, Fawn : (cette réponse de survie fawn n’est pas validée comme mode de survie par tous les chercheur.ses et clinicien.nes. Toutefois, vu la fréquence de mention de cette réponse de survie chez les anglophones, son absence chez les francophones et son intérêt clinique et son importance chez toutes les personnes ayant vécu un trauma complexe, il m’est impossible éthiquement et politiquement de ne pas en parler, au vu du tabou français (mettre en astérisque en bas ?)). C'est un mode de réaction que notre système nerveux apprend vite pour éviter des sur-agressions, qui amène entre autres à chercher à faire plaisir aux autres, de manière presque frénétique, au détriment de ses propres besoins. Par exemple, un parent fatigué et dérégulé engueule fortement un jeune enfant qui vient de renverser du lait sur la table, l'enfant se répand en excuses et s'empresse d'essuyer pour éviter de s'attirer des foudres supplémentaires. Les enfants, voire les bébés, qui n'émettent aucune résistance, ne font aucun bruit, font preuve d'une grande docilité doivent nous inviter à la vigilance. Les enfants « sages comme des images » peuvent être des enfants dont le système nerveux autonome s'est habitué aux menaces.
    Ces états du système nerveux et ces réponses de survie sont déclenchées en fonction des situations présentes, mais aussi en fonction des situations passées traumatiques. Lorsque mon système nerveux a eu l'habitude de réagir en mode sidération, il aura d'autant plus de facilité pour réagir sur ce mode dans les situations présentes, même lorsque cela n'est pas toujours pertinent. Évidemment il y a beaucoup de subtilités dans nos réactions traumatiques, et vous avez des livres passionnants pour approfondir ces sujets : "Guérir nos dissociations d'origine traumatique" de Janina Fisher, "Le trouble de stress post- traumatique complexe" de Pete Walker. Pour une approche grand public, vous avez « Le pouvoir du Suricate » de Pablo Servigne et Nathan Obadia.

Le système nerveux autonome face aux enjeux socio-écologiques













Réactions de survie face aux enjeux socio-écologiques

Les enjeux socio-écologiques représentent très souvent des menaces, voire des menaces de mort pour nos systèmes nerveux. Dans nos sociétés dissociées des corps et des émotions, où nous sommes censé.es fonctionner seulement avec notre tête, notre perception de la réalité est biaisée : seuls des contacts étroits avec notre corps et nos émotions, possibles dans l’état ventral, nous donnent une perception complète des choses. L’état sympathique nous focalise sur les menaces uniquement, et l’état dorsal nous déconnecte. Cette perception biaisée est d’ailleurs relevée par plusieurs auteur.ices : Joanna Macy parle de crise de la perception pour définir notre société coupée d’elle-même, Baptiste Morizot parle de crise de la sensibilité. Et seule une société percevant pleinement la réalité des enjeux socio-écologique pourra y trouver des réponses adéquates... Lorsqu'on comprend l’ampleur des enjeux socio-écologiques, l'impact que cela peut avoir sur notre survie et celle de la société entière, cela peut réellement constituer une menace de mort pour notre système nerveux : l'extinction d'espèces et la chute de biodiversité peuvent signifier l'extinction de notre propre espèce avec les risques de perte de production agricole, les migrations pour raisons climatiques ont déjà commencé, les morts actuelles et à venir liées aux évènements climatiques, le risque d’encore plus de guerres, d’épidémies et de famines, si nous continuons à faire comme d'habitude, comme si de rien n’était. Toutes ces menaces amènent nos systèmes nerveux à se déréguler et à se mettre en mode survie.

Les quatre réponses de survie en lien avec les enjeux socio-écologiques

Être éco-lucides, c'est-à-dire conscient.es de la gravité des enjeux socio-écologiques, peut facilement activer notre système nerveux et déclencher les différentes réponses de survie.  

  • Le mode attaque, fight, peut se tourner soit vers l'extérieur, soit vers l'intérieur. S'il se tourne vers l'extérieur, il peut chercher à attaquer une menace, perçue ou réelle, précise : les entreprises qui détruisent le vivant (eau, animaux, forêts, océans...), le capitalisme, les oppressions systémiques, le fascisme, les partis politiques qui cautionnent et aggravent la destruction du vivant, etc. Malheureusement, il peut aussi se retourner contre d'autres groupes de personnes, d'autres militant.es ou à des personnes de son propre groupe, de son entourage, à des allié.es, par des jugements et des critiques, par des attaques directes ou indirectes. Ce mode de survie peut ainsi expliquer (sans excuser !) le niveau de violence atteint sur les réseaux sociaux. Il agit sans trop de distinction car la nuance et le discernement ne sont pas le propre des modes de survie. Il induit une tendance à fonctionner en tout ou rien, en mode binaire, simpliste, en mode "les autres sont une menace", "je suis seul.e contre tous", sans prendre en compte la complexité et les nuances de la situation. 
    S'il se retourne vers l'intérieur, le mode attaque peut se transformer en un juge et un critique impitoyables: aucune action réalisée par la personne ne trouve grâce à ses yeux, rien n'est suffisant, il faut toujours en faire plus, rien n'est à la hauteur des enjeux. Mais ce mode attaque contre les autres ou soi-même, ne pourra jamais être à la hauteur des enjeux, car il se perçoit seul au monde, sans allié.es, sans soutien. Les enjeux étant systémiques, aucune action individuelle ne pourra jamais suffire à faire basculer les choses dans une meilleure direction. Ce mode de survie a des avantages très clairs en termes d'énergie, de motivation, mais surtout sur du court terme. 
    A long terme, il épuise, par de la suractivité, la colère engendrée et les conséquences en termes physiologiques et médicaux (le corps n'étant pas fait pour subir un stress important sur du long terme, cf livre de Gabor Maté " Le corps qui dit non, le stress qui démolit"). C’est souvent ce mode attaque dérégulé, par des systèmes nerveux suractivés, qui fait tant de dégâts dans les collectifs humains, les familles, les entreprises, les associations et les groupes informels... Ce mode critique, très fréquent dans la culture française qui valorise tant notre fameux esprit critique (qui aurait pu s’appeler esprit d’analyse ? Esprit réflexif ?), se retourne alors contre nos relations, d’autant plus que nos modes de socialisation se nourrissent souvent de la critique des autres, de jugements trop souvent à l’emporte- pièce. Ce mode attaque nuit profondément aux relations, car ce n'est pas un mode relationnel, c’est une réponse de survie.

  • Le mode fuite, flight, peut se retrouver à différents niveaux : fuite des enjeux sociologiques, fuite des autres, fuite de soi. De nombreuses personnes ne s'informent pas ou plus du tout sur des enjeux politiques (au sens vie de la cité et ruralité), pour ne pas ressentir de la culpabilité, par surcharge informationnelle (infobésité), par pression temporelle dans des quotidiens surchargés... Les conduites d'évitement sont nombreuses : ne pas regarder les médias qui traitent de sujets socio-écologiques, ne pas côtoyer des personnes qui s'en préoccupent, éviter les sujets qui fâchent, zapper, regarder ailleurs, se rassurer avec des fake news ou des bulles de filtrage qui amènent à un isolement intellectuel et une pauvreté d’informations divergentes... Dans certains milieux professionnels (ou parfois familiaux), il existe des phénomènes d'ostracisation, isolant les personnes qui lèvent les tabous, qui osent parler des sujets sensibles. Ces phénomènes font j partie des nombreux phénomènes de silenciation, avec les moqueries, la minimisation, voire l'humiliation et le harcèlement. La fuite de soi peut prendre d'autres visages : l'anxiété peut être reliée au mode fuite, mais aussi toutes les conduites addictives, modérées ou graves, des addictions de substances ou comportementales, des achats compulsifs jusqu'aux drogues dures. Les addictions ont longtemps été jugées comme des problèmes, elles sont souvent douloureuses pour la personne elle-même et/ou son entourage, mais dans une compréhension des phénomènes neurobiologiques des psycho traumas, l'addiction n’est pas un problème, l’addiction est une tentative de solution. Une tentative de solution à un problème : le trauma. Et la découverte de l'ampleur des enjeux socio-écologiques peut être un trauma en soi, si la personne n’a pas de soutien dans son entourage, elle peut vivre des révélations traumatiques engendrant un trouble de stress post-traumatique.

  • Le mode sidération, freeze, engendre : de l'immobilisme, des blocages, de la fatigue chronique, de la procrastination, un manque d'énergie pour agir, une difficulté non volontaire à se mettre en mouvement... Un nombre important de personnes souhaiterait agir face aux enjeux socio-écologiques, mais n'y arrive pas et vit souvent beaucoup de culpabilité. Ce mode peut s’ajouter au mode attaque pour donner un critique intérieur très fort, voire maltraitant : "T'es vraiment nul, n'importe qui pourrait faire ça, et toi t'arrives pas à te lever de ton canapé ! Pauvre type !!" Ce mode de survie engendre régulièrement des comportements amorphes, des ruminations incessantes et paralysantes, voire de la dépression. Il bloque l'accès à des actions constructives, à l'élan de vie profond de la personne et à ses émotions. Il peut donner l'impression qu'on est à côté de ses pompes, qu'on n'est pas vraiment connecté.e à soi, qu'on n'est pas vraiment présent.e à ce qu'il se passe, dans son quotidien ou dans la société.

  • Le mode soumission ou servilité, fawn, peut se manifester de différentes manières. Dans un entourage qui nie l'ampleur des enjeux socio-écologiques, des personnes peuvent se retrouver à se soumettre passivement aux croyances dominantes, à suivre des dominants, à acquiescer à des moqueries envers les écologistes ou les féministes, sans être pleinement présentes à elles-mêmes. Parfois elles peuvent s'en rendre compte par la suite, en se demandant pourquoi elles ont rigolé bêtement à une remarque stupide... Ce mode soumission leur a probablement évité une agression. Par ailleurs, dans certains milieux qui vivent des menaces importantes et fréquentes, comme les milieux activistes, ce mode de survie peut se déclencher de manière chronique, et amener les personnes à vivre aussi à côté de la plaque, à faire les choses parce qu'elles doivent être faites, sans plaisir et sans joie, sans énergie, et alors entraîner encore plus de fatigue.

Exercice de positionnement : ressentir où on en est individuellement

Depuis ma formation en 2022 à la théorie polyvagale, j'inclus systématiquement, dans mes ateliers de travail qui relie, de prévention du burn out socio-écologique (burn out professionnel, militant, associatif...), et dans mes formations, une proposition de positionnement dans ces différents états et modes de survie du système nerveux. 
Premièrement, cela me semble important de pouvoir situer où nous sommes la majeure partie du temps, pour voir si cela nous convient ou pas, et pour voir si nous avons quelque chose à faire pour aller à un endroit qui nous semble plus désirable. Par exemple, de nombreuses personnes peuvent être en suractivité : le système nerveux sympathique se met en mode attaque, très souvent, pour affronter la crise socio-écologique. Il me paraît important pour les personnes d'en prendre conscience, pour éviter certains écueils : - la dérégulation du système sympathique peut alors se traduire par des attaques fréquentes, contre les autres, les personnes du groupe, les collègues, la famille... Mais cette dérégulation peut aussi se traduire par des attaques contre soi-même, par ce juge intérieur qui nous laisse sans repos, sans qu'aucune de nos actions ne trouve grâce à ses yeux... - la suractivité générée par le système sympathique peut alors nous entraîner vers un burn-out socio- écologique. 
Deuxièmement, pour les personnes qui se trouvent dans des états de sidération, de blocages, de procrastination, il y a souvent beaucoup de culpabilité venant de personnes de leur entourage, du système, voire de l'auto-culpabilité : elles veulent mettre des choses en œuvre dans leur vie et n'y arrivent pas, et s'auto-flagellent. Ce qui, en plus d’être inefficace, est maltraitant et ne contribue pas à la sécurité dont ces personnes ont besoin pour agir. Cet exercice permet de les déculpabiliser, de trouver une raison à cette inaction vécue de manière très pénible, et surtout de trouver des pistes d'amélioration qui soient non seulement bientraitantes mais aussi efficaces. Prendre conscience de nos dérégulations est la première marche pour nous permettre d’y apporter des actions correctrices efficaces au niveau individuel, collectif et systémique.

Réguler notre système nerveux

Pour agir face aux enjeux socio-écologiques en étant au maximum en prise avec la réalité, avec l'état du monde, en lien avec nous-même et avec les autres, l'idéal est de pouvoir agir depuis un état ventral régulé. Bien sûr il n'est pas question de culpabiliser les personnes qui n'y sont pas, ni de se dire qu'on peut y être en permanence : la vie est un phénomène dynamique, les situations changent sans arrêt, l'idéal est de pouvoir s'y adapter le mieux possible, avec une perception de la réalité des situations. Plutôt que la culpabilité, l'intention est de mieux comprendre les enjeux de nos réactions humaines face aux enjeux socio-écologiques, pour mieux adapter nos stratégies. Il n’est pas utile de s'auto-flageller lorsqu’on n’arrive pas à se bouger, ou de se « faire violence » ... Il est plus efficace de voir comment remettre de la sécurité en soi et dans son environnement. Et pour remettre de la sécurité en soi, il est important de voir si nos réponses de survie sont déclenchées en lien et en proportion avec les situations : avec du stress post-traumatique, nos réponses de survie peuvent être déclenchées par des situations qui n'ont aucun lien avec la situation présente (lors d'une réunion associative, si une personne ressemble à un collègue qui me faisait peur...). 

Par ailleurs, l'activation de notre système nerveux peut aussi être disproportionnée par rapport à une situation, comme par exemple lorsqu'on s'énerve avec nos proches et qu'on se met à crier pour des désaccords anodins. Si notre système nerveux est activé hors de proportion ou hors des situations pertinentes, il peut être intéressant d'aller traiter le trauma en thérapie pour vider le sac, être accueilli.e dans ce qui est vécu, apprendre à réguler son système nerveux et pouvoir revenir vers les autres et vers le monde de manière plus sereine. Pour les réactions jugées agressives ou colériques des populations en situation d'oppression, il est important de comprendre que pour sortir des modes de survie de sidération et de soumission liés au système nerveux vagal dorsal, il y a besoin de pouvoir repasser, de manière transitoire, par une expression du système sympathique (attaque, fuite) avant de pouvoir rejoindre le système ventral. Le jugement négatif systématique posé sur l'expression de la colère des personnes dominées (femmes et personnes non binaires, personnes racisées, personnes des classes populaires...) est un positionnement de dominant dont la colère peut être acceptée voir parfois valorisée (par exemple en politique, où la colère des hommes passant régulièrement pour de l'affirmation de soi et du leadership, et celle des femmes pour de l’incapacité à gérer des affaires publiques...). Toutefois, pour sortir des modes de survie et remettre de la sécurité dans nos systèmes nerveux, individuellement et collectivement, la thérapie est utile et il existe aussi d’autres moyens.

La co-régulation et l'auto-régulation

Le premier type de régulation essentiel dont nous avons besoin est la co-régulation. En tant qu'enfant, notre cerveau n'est pas mature, les intensités émotionnelles qui le traversent sont trop fortes pour nous permettre de les gérer seul.e. Nous avons absolument besoin, outre leur protection, de la co-régulation d'adultes, de nos figures d'attachement, de leur accompagnement solide, bienveillant et bientraitant, pour nous apaiser, diminuer notre stress face aux menaces, et nous sentir à nouveau en sécurité, avec le système nerveux vagal ventral, le système du lien, de la reliance. Lorsque nos figures d'attachement ne sont pas en mesure de nous co-réguler, notre système nerveux se maintient dans un état de stress, qui ne permet pas un retour au calme et à l'apaisement, un retour dans le système nerveux vagal ventral. Nous avons indéniablement besoin de nos figures d'attachement, en tant qu'enfant dépendant, nous ne pouvons pas attaquer, ni fuir. Mais le système sympathique peut tourner en boucle à l'intérieur, en mode attaque contre soi-même, en mode fuite impossible avec l'anxiété, en mode sidération ou soumission. Nous pouvons parfois trouver, suivant notre type d'attachement, une certaine auto-régulation de surface, qui permet à une « part apparemment normale » de gérer le quotidien, en mettant émotions et ressentis sous le tapis. 
Toutefois, une réelle auto-régulation, qui permet de s'apaiser, de se détendre profondément, de se sentir vraiment en sécurité, ne peut s'obtenir qu'avec des expériences répétées d’une co-régulation consciente, comme nous le faisons en thérapie en intelligence relationnelle, lorsque cela n'a pas été possible pendant l'enfance. Pour de nombreuses personnes toutefois, retrouver de la co-régulation peut être tout à fait réalisable avec ses proches ou d’autres personnes : nous connaissons tous et toutes des personnes auprès desquelles nous nous sentons apaisé.es, détendu.es, calmes. Il est intéressant de savoir exactement ce qui nous co-régule et nous permet de revenir en système vagal ventral : une présence non jugeante ? Du toucher, des câlins ? Des mots gentils ? Des encouragements ? Ou juste le fait de parler et d'être entendu.e ? 
Les animaux sont aussi des alliés précieux pour la co-régulation... Et malgré l'absence de système nerveux autonome des arbres et de la forêt, j'ai souvent eu l'impression d'être co-régulée par la forêt... Une fois adulte, ayant vécu des expériences de co-régulation, nous pouvons alors nous auto-réguler. Différentes pratiques peuvent aider à l'autorégulation : la musique, le chant, le sport, la marche... Ou l'écriture en posant ses pensées sur le papier pour ne plus les ressasser, le bricolage, la méditation, des pratiques corporelles, etc. À chaque personne de trouver ce qui est le plus pertinent pour elle.

Remettre de la sécurité relationnelle et psychologique dans les collectifs

J'ai rencontré de nombreuses personnes qui ne peuvent plus envisager de participer à une association, à un collectif, à un stage, tellement leurs expériences de groupe ont été difficiles, voire traumatiques. Et je vois encore régulièrement de nombreuses personnes déçues, voire dégoûtées de leurs expériences associatives, des jeux de pouvoir, de la perte de temps, de l'inutilité des résultats... Et quand je creuse, je tombe régulièrement sur les tensions interpersonnelles non réglées, non régulées. 
Cette question de la sécurité relationnelle me semble donc fondamentale pour permettre des sociétés reliées, des actions collectives, un empuissancement collectif. Avoir de la clarté sur les modes de gouvernance, sur les prises de décisions, sur l'inclusion de nouvelles personnes, sur les modalités de fonctionnement, avoir une membrane de confiance de groupe, un processus de gestion des conflits (avant qu'ils n’arrivent) ... Tout cela contribue à la sécurité relationnelle (le sentiment de sécurité ancré dans un état ventral régulé), et au soin relationnel dans les collectifs. 
La sécurité relationnelle peut aussi s'enrichir de la sécurité psychologique, selon Amy Edmondson : la sécurité psychologique, c'est le fait de ne pas craindre d'être jugé.e, blâmé.e ou exclu.e pour nos idées ou nos opinions, de ne pas craindre de paraître ignorant.e, incompétent.e ou négatif.ve, lorsque l'on s'exprime. Ce domaine ayant été très étudié au niveau scientifique dans les pays anglophones, il y a beaucoup de choses à mettre en place dans nos milieux professionnels, associatifs, et dans nos collectifs pour que chacun.e s'y sente mieux. Cette sécurité psychologique a été reconnue comme le facteur le plus important d’efficacité des équipes (Julia Rozovsky, « Psychological safety », Amy Edmonson), elle est donc essentielle à prendre en compte dans les entreprises engagées et les collectifs qui œuvrent à un mode plus juste et soutenable.

Développer l'état ventral

Pour développer notre puissance d'action face aux enjeux socio-écologiques, il me semble particulièrement important de ne pas négliger cet état ventral régulé, qui nous permet d'être en lien avec les autres, avec nous-mêmes, avec le monde tel qu'il est. Cet état où l'on sent de la sécurité peut être nourri par tous les moments relationnels, lorsqu'il y a de la sécurité relationnelle, par les actions réalisées ensemble, par les rituels et par les moments de célébration, qui sont d'importants moments de reliance... J'avais été frappée, l'été dernier, par l'état ventral régulé collectif qui se dégageait lors d’un festival sur l'écologie... De la fête, de la douceur, de l'attention aux autres, de la détente, du soin relationnel, de la réflexion profonde, de la prévention des discriminations, de la joie... Ça ressemblait vraiment à ça, mon idéal sociétal. 
Il y a encore beaucoup de choses à faire pour cela, mais je crois intimement que le monde à venir sera ventral. Nous pourrions ainsi passer d’un fonctionnement basé sur « le nerf de la guerre », ce mode attaque lié au système nerveux sympathique dérégulé, à une existence basée sur le « nerf de la paix », le système nerveux vagal ventral, le système des liens, de la sécurité... C'est un vrai travail qui demande une grande introspection, une grande conscience de soi et des autres, et surtout une capacité à "réparer" les relations, le "rupture and repair": lorsqu'il y a eu un coup de canif dans la relation, un accroc, une parole malheureuse, il y a possibilité de réparer, de revenir vers les personnes concernées, pour s'excuser et admettre sa responsabilité. Cela permet de renforcer la relation, la confiance interpersonnelle, et de repartir sur des meilleures bases relationnelles.

Et au niveau systémique...

Il y aurait beaucoup à faire pour développer plus l’état ventral, le système des liens, pour rendre notre société plus apte aux défis actuels et à venir... Un autre mode d’éducation en particulier serait important : sortir de l’éducation du type « bon père de famille » qui autorise à frapper, crier, dénigrer ou menacer, percevant ces pratiques comme appropriées, éducatives et sans conséquences graves. Alors que contraire à la loi depuis 2019... Les coups et les mots durs ne font que soumettre les enfants à la loi du plus fort, en nourrissant un espoir de revanche et en laissant des traces traumatiques dans leur système nerveux, faisant le terreau des systèmes d'oppressions actuels. Rappelons-le autant que nécessaire : la violence n’est jamais éducative. Toute l’éducation est ainsi à repenser, au niveau familial mais surtout institutionnel, afin d'aider les parents et éducateur.ices à repérer leurs propres dérégulations, leurs propres traumas et inventer des pédagogies basées sur la sécurité relationnelle, la co-régulation, la douceur, la joie, l'apaisement et l'apprentissage progressif de l'auto-régulation... 
Par ailleurs, avoir des leadeur.es régulé.es, conscient.es de leur influence sur la régulation du groupe, est tout aussi essentiel. Trop souvent les leadeur.es sont centré.es sur la tâche à accomplir au détriment de la relation (ils et elles sortent alors de leur leadership, dans le meilleur des cas, quand iels ne sont pas sélectionné.es par le système pour leur absence d’empathie...). Ils et elles en perdent de vue la régulation du groupe et leur propre état, ce qui est tout à fait logique dans une société où la grande majorité des personnes est dissociée de ses émotions, de son corps et non régulée. Le besoin de soutien dans ces rôles-clés est vraiment fondamental, à travers des formations spécifiques trauma- informées, à travers le développement de compétences clés telles que la nécessité de recul, de réflexivité, d’apprentissage permanent, pour sortir des rôles et de l’égo, et incarner le sens du bien commun, pour co-construire un autre monde. 
Et nous avons plus que tout besoin d’autres systèmes médiatiques et politiques, qui informent au lieu de désinformer, qui reconnaissent leurs erreurs et s’en excusent, qui retissent du lien au lieu de déchirer et cliver... Qui nourrissent nos humanités au lieu de nourrir la peur et les fractures sociales. Des systèmes médiatico-politiques qui nous fassent grandir en tant que vivants dans un monde vivant... Il n’y aura pas de solutions technologiques à nos crises de perception, à nos réponses de survie sociétales. A nous de nous réguler, pour co-construire un monde de liens, de paix, avec de la sécurité intérieure.